Liberté religieuse au travail : la remise d'une bible justifie-t-elle un licenciement ?
Publié leLa frontière entre liberté religieuse, neutralité et prosélytisme constitue l'un des terrains les plus sensibles du droit du travail.
L'arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 septembre 2025 (n° 23-22.722) en fournit une illustration saisissante : une cantinière d'une association de protection de l'enfance est licenciée pour faute après avoir remis une bible à une jeune fille placée, hospitalisée pour une tentative de suicide.
La Haute juridiction casse le licenciement, juge qu'il est discriminatoire et nul, et ouvre la voie à la réintégration de la salariée... soit potentiellement huit années de salaires à verser par l'employeur.
L'émotion est vive. Les critiques nombreuses.
Cet article revient sur les faits, la jurisprudence, les enjeux et les paradoxes de cette affaire.
Les faits : entre compassion, conviction religieuse et règles internes
La salariée, cantinière dans une association de protection de l'enfance, avait déjà été sanctionnée pour avoir remis des bibles à des mineures accueillies. En octobre 2018, elle apprend qu'une adolescente de 15 ans, congolaise et catholique comme elle, vient d'être hospitalisée après une nouvelle tentative de suicide.
Elle se rend de sa propre initiative à l'hôpital et lui remet une bible en l'encourageant à prier. Une éducatrice découvre l'ouvrage, interpelle la jeune fille, remonte à l'auteur du geste.
L'employeur licencie la salariée pour faute.
La cour d'appel de Versailles, dans un arrêt du 5 octobre 2023 (RG n° 21/01363), confirme le licenciement, considérant que :
- L'association, structure laïque, interdit tout prosélytisme.
- Le prosélytisme est défini comme « un zèle ardent pour recruter des adeptes ».
- Le geste est particulièrement grave compte tenu de l’extrême fragilité de la jeune fille hospitalisée.
La cassation : un acte relevant de la vie personnelle
La Cour de cassation ne suit pas ce raisonnement. Elle juge que l'acte :
- a été commis hors du temps et du lieu de travail,
- sans lien avec les fonctions de la salariée, agent de service intérieur et non éducatrice,
- relève exclusivement de sa vie personnelle et de l'exercice de sa liberté
Elle en déduit : « Le licenciement prononcé pour motif disciplinaire en raison de faits relevant de la vie personnelle de Îa salariée et de l'exercice de sa liberté religieuse était discriminatoire et nul.» (Cass. soc., 10 sept. 2025, nO 23-22.722)
Laïcité, neutralité et réalité des institutions : un débat plus profond
L'époque a changé
Autrefois, nombre d’enfants confiés à l'Aide sociale à l'enfance étaient accueillis dans des institutions tenues par des congrégations religieuses : ils recevaient une éducation largement structurée autour de la religion catholique.
Aujourd'hui, les structures sont laïques, et la laïcité n'a pas pour objet d'interdire la religion, mais de la contenir dans la sphère privée, afin de protéger :
- la neutralité,
- la diversité des croyances,
- la coexistence pacifique entre mineurs d'origines
Une situation particulière : les enfants sans famille
Mais les enfants placés ne vivent pas dans ces deux sphères (privée / publique) comme les autres enfants.
Pour beaucoup :
- ils n'ont plus aucun lien familial,
- ils ne bénéficient d'aucune éducation religieuse,
- leur seule sphère de socialisation est la sphère publique, celle des
Dire qu'ils peuvent « exercer leur culte en toute liberté », comme le rappelle la cour d'appel, est en pratique sans portée pour ceux qui n'ont plus que l'institution pour cadre de vie.
Dans ces cas, la neutralité complète peut équivaloir à un athéisme imposé, faute d'un espace privé où la religion peut exister.
La question humaine : la cantinière a-t-elle réellement commis une faute ?
La jurisprudence raisonne juridiquement. Mais les faits invitent à une réflexion humaine :
- La jeune fille était désespérée,
- multipliant les tentatives de suicide,
- partageant la même religion que la salariée.
La salariée a voulu lui apporter une consolation spirituelle. Faut-il y voir un acte de prosélytisme, ou un geste de soutien ?
Les religions comportent, bien sûr, leurs dérives, leur fanatisme. Mais elles comportent aussi une promesse de transcendance, un sens de la communauté et pour beaucoup, l'espérance d'une autre vie. C'est probablement cette espérance que la salariée a tenté d'offrir à une adolescente extrêmement fragile.
Conclusion
L'arrêt du 10 septembre 2025 marque une évolution majeure : la Cour de cassation sanctuarise la vie personnelle du salarié, même lorsque celui-ci intervient auprès d'un mineur accueilli par son employeur.
Juridiquement, la solution est claire : hors temps et lieu de travail, sans lien avec les fonctions, l'acte relève de la vie privée et ne peut fonder un licenciement disciplinaire. Le sanctionner constitue une discrimination religieuse, rendant le licenciement nul.
Humainement, la question est différente : peut-on vraiment considérer comme fautif le geste d'une femme qui tente d'apporter un soutien spirituel à une jeune fille suicidaire et croyante ?
La ligne de crête est étroite entre protection de la liberté religieuse, protection des mineurs, neutralité des institutions et réalité des relations humaines, l’équilibre est difficile.
Cet arrêt, qui fera date, oblige à s'interroger sur ce que doit réellement être la laïcité dans les institutions accueillant des enfants sans famille : un rempart contre l'influence spirituelle, ou un espace suffisamment humain pour laisser une brèche à la consolation ?