Enquête interne et les droits de la défense du manager accusé de harcèlement : c’est le flou le plus total

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Enquête interne et les droits de la défense du manager accusé de harcèlement : c’est le flou le plus total

Selon deux arrêts rendus le même jour le 8 février 2024, les Cours d’appel de Versailles et de Paris se prononcent sur les droits de la défense du salarié licencié pour harcèlement à la suite d’une enquête intervenue à son insu. Et tel que le commente Cadre Averti, la Cour d’appel de Paris semble ne pas être au diapason de la Cour de Cassation concernant les « attestations anonymes ».

La protection des victimes de harcèlement justifie l’entrave apportée aux droits de la défense du supposé harceleur.

Cette entrave est extrêmement conséquente. Ainsi :

  • 1er juin 2022 (n° 20-22.058): La DRH a la possibilité de procéder elle-même à l’enquête sans recourir à un tiers extérieur censé être davantage impartial. Elle choisit librement les salariés qu’elle auditionne dans le cadre de l’enquête. Elle n’est pas tenue d’informer ou de faire participer les représentants du personnel. Malgré son caractère non contradictoire, une telle enquête constitue un mode de preuve valable devant le Conseil de prud’hommes.
  • 29 juin 2022 (n° 20-22.220): L’employeur, quand il diligente une enquête interne à la suite d’une dénonciation pour harcèlement, n’est pas tenu d’en informer le manager concerné qui, de ce fait, n’est pas entendu dans le cadre de l’enquête et ne peut répliquer contradictoirement aux accusations formulées contre lui. Il ne peut pas, non plus, demander à ce que ses témoins soient entendus. La plupart du temps, le manager qui ne se doute de rien, continue à exercer ses fonctions alors que ses collaborateurs sont auditionnés les uns après les autres dans le cadre de l’enquête, mais avec interdiction d’en faire part à leur N+1. Ce dernier sera brutalement « cueilli » par une lettre de convocation à entretien préalable au licenciement avec mise à pied conservatoire et généralement suppression immédiate de ses accès informatiques. Il n’aura pas le droit d’accéder au rapport d’enquête, ni avant, ni pendant, ni après l’entretien préalable au licenciement, toujours pour préserver l’anonymat des plaignants.
  • 19 avril 2023 (n° 21-21.310): La Cour de Cassation admet la possibilité pour l’employeur de produire en justice des attestations « anonymes » de façon à ce que le manager licencié pour harcèlement moral ou sexuel ne puisse pas identifier les auteurs de ces attestations qui seront forcément formulées de façon très générale, avec des accusations (verbatims) ne reposant pas sur des éléments factuels qui permettraient de reconnaître les attestataires.

Quel est le profil habituel du salarié accusé de harcèlement ?

En raison des conséquences graves, notamment sur le plan de la santé, engendrées par le manager pervers et toxique, il est essentiel de sanctionner de façon exemplaire ce type de comportement. Toutefois, l’explosion du nombre de licenciements pour harcèlement et le profil des salariés concernés interrogent. Il s’agit généralement de managers à la fois anciens, âgés et chers :

  • L’ancienneté rend leurs indemnités de licenciement coûteuses puisqu’à l’indemnité légale et conventionnelle s’ajoute le barème Macron décliné lui aussi en fonction de l’ancienneté (jusqu’à 20 mois pour 30 ans d’ancienneté) ;
  • L’âge ne pardonne pas, surtout au sein des grandes entreprises avec les problématiques de pyramide des âges. Au niveau national, seuls 36 % des salariés sont encore en poste entre 60 et 64 ans, ce qui veut dire que les deux autres tiers des salariés ont été, d’une façon ou d’une autre, « remerciés ».
  • Le salarié dont la rémunération est élevée est particulièrement exposé quand l’employeur est à la recherche de réduction de la masse salariale. Le licenciement pour harcèlement moral permet en sus d’économiser les indemnités de licenciement.

La question qui se pose est donc de savoir si statistiquement le manager deviendrait un harceleur au fur et à mesure qu’il prendrait de l’âge et de l’ancienneté, ou s’il ne serait pas une proie facile pour l’employeur désireux de s’en séparer sans débourser un euro d’indemnité de licenciement. il suffit alors pour la DRH, à la moindre dénonciation anonyme, spontanée ou non, de procéder elle-même à l’enquête, de sélectionner les salariés à auditionner, de ne jamais communiquer le rapport établi, ni lors de l’entretien préalable, ni lors de la procédure judiciaire, toujours au motif de la dangerosité du salarié accusé de harcèlement, et ce même des années après qu’il ait quitté l’entreprise. A la place, comme le permet désormais la Cour de Cassation, qui semble avoir oublié les notions de harcèlement institutionnel (affaire France Télécom), managérial, ou plus prosaïquement, harcèlement démissionnaire, l’arbitre toujours impartial que serait l’employeur en matière de harcèlement peut se contenter de produire devant le Conseil de prud’hommes des attestations « anonymes » à la condition de verser également aux débats une seule attestation qui ne soit pas, elle, revêtue de l’anonymat.

Le salarié faussement accusé de harcèlement moral n’a désormais plus aucun moyen de se défendre, y compris devant la juridiction prud’homale.

Pour la Cour d’appel de Versailles, l’employeur n’est pas tenu de remettre le rapport d’enquête au salarié accusé de harcèlement lors de la procédure de licenciement disciplinaire (8 février 2024, RG n° 22/02170).

Il s’agissait en l’occurrence de Madame L., enseignante, embauchée par un établissement privé en 1990, nommée en 2005 Directrice adjointe de l’établissement avec le statut de cadre. Toutefois, après sa nomination, une rivalité éclatait avec Madame B., qui était elle adjointe de direction, et qui n’était hiérarchiquement rattachée à Madame L. Madame B. se plaignait auprès de son syndicat qui alertait l’employeur. le conflit empirait quand une nouvelle embauchée, Madame Y., prenait le parti de Madame B., alors que Madame L. se plaignait de faire l’objet d’une kabbale. Au final, une enquête était diligentée à l’encontre de Madame L. qui était licenciée pour faute grave, au motif qu’étant cadre elle se devait d’être exemplaire alors que les deux autres salariées, Madame B. et Madame Y., considérées comme également fautives, ne faisaient l’objet que d’un avertissement.

La Cour d’Appel constatant que Madame L. avait de son côté alerté à multiples reprises l’employeur sur l’impossibilité d’exercer ses fonctions du fait du comportement de Mesdames B. et Y., déclarait qu’il n’y avait pas faute grave, et allouait à Madame L. ses indemnités de licenciement. Toutefois, alors que Madame L. faisait valoir que l’enquête lui était inopposable au motif qu’elle n’avait pas pu avoir connaissance du rapport d’enquête lors de son entretien préalable et n’avait, de ce fait, pas pu se défendre, la Cour d’Appel maintenait le caractère réel et sérieux du licenciement au motif que l’employeur n’était pas tenu de remettre le rapport d’enquête à la salariée lors de l’entretien préalable au licenciement, confirmant ainsi la position de la Cour de Cassation.

La Cour d’Appel de Paris, pour confirmer le licenciement pour faute grave d’un salarié accusé de harcèlement s’appuie sur des attestations non pas anonymes mais nominatives, précises et circonstanciées (8 février 2024, RG n° 22/02565).

Il s’agissait là encore d’un salarié ancien, embauché en tant que conseiller commercial et promu Directeur des ventes. Si la Cour d’appel confirme que les droits de la défense n’avaient pas à s’exercer lors de l’enquête qui pouvait intervenir à l’insu du salarié et que ce dernier n’avait pas non plus à exiger le rapport d’enquête pour pouvoir y répliquer lors de l’entretien préalable, en revanche, elle confirmait le licenciement pour faute grave en insistant sur le fait que les attestations produites étaient nominatives, précises et circonstanciées. Or, la Cour de Cassation depuis le 19 avril 2023 permet à l’employeur de verser aux débats des attestations anonymes.

Doit-on en déduire que la Cour d’Appel de Paris, insistant sur le fait que les attestations doivent être conformes aux exigences du code du procédure civile (nominatives, précises, circonstanciées) est en désaccord avec la production par l’employeur d’attestations anonymes, auquel cas le salarié licencié pour harcèlement serait alors totalement et définitivement privé de toute possibilité de se défendre, y compris en justice.


À propos de Cadre Averti

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