Liberté d’expression : une cause d’annulation du licenciement 

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Liberté d’expression : une cause d’annulation du licenciement 
Après les nombreuses critiques politiques, médiatiques et morales, le cœur du dispositif de loi contre la haine en ligne, dite «loi Avia», a été censuré par le Conseil Constitutionnel. Une décision qui rappelle l'attachement des juges notamment en droit du travail à la liberté d'expression sur Internet. La liberté d'expression est une liberté fondamentale qui doit être protégée et dont les limites ne devraient être fixées que par les juges.

La liberté d’expression un droit fondamental

L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme garantissent le droit à la liberté d’expression qui comprend « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérences d’autorités publiques et sans considération de frontière ». La liberté d’expression constitue ainsi l’un des fondements essentiels de « l’épanouissement de chacun ». Autres corollaires de la liberté d'expression, les libertés collectives. Les manifestations et les réunions sont ainsi autorisées et permettent d'exercer sa liberté d'expression. 

Les limites admises à la liberté d’expression 

La liberté d’expression est garantie, mais elle n’est pas absolue et des limitations sont nécessaires afin d’assurer le respect de l’ordre public.  La liberté d’expression se concilie, bien évidemment avec l’obligation de loyauté inhérente au contrat de travail du salarié, qui se manifeste par un devoir de réserve, une obligation de discrétion et de non-concurrence envers son employeur. En effet, selon l’adage « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres », toute liberté ne peut être entièrement satisfaite. L’article 1121-1 du Code du travail pose également le principe essentiel selon lequel « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Un salarié a ainsi le droit d'exprimer son opinion concernant son employeur, mais de façon pondérée et constructive, sous peine de sanctions disciplinaires (Cass. Soc. 11 avril 2018, n°16-18.590). S’il commet un abus de sa liberté d’expression, y compris sur Internet, le salarié peut faire l’objet de sanctions pouvant aller jusqu’au licenciement pour faute grave. 

L’appréciation de l’abus par les juges  

Pour apprécier la validité d’une sanction prononcée par l’employeur, les tribunaux prennent en compte le contexte dans lequel interviennent les propos du salarié. La liberté d’expression d’un salarié peut se traduire, par la possibilité qu’il a de s’exprimer sur le travail qu’il effectue, de proposer des améliorations de ses conditions de travail, d’exprimer son opinion, de critiquer l’entreprise dans un contexte privé, y compris par mail avec ses collègues (Cass. Soc. 19 mai 2016 n°15-133111). En l’espèce, la Cour d’appel avait relevé que les propos incriminés (« Lamentable supercherie » qui « relève davantage d’une dictature que d’une relation de travail loyal ») avaient été tenus, dans un message destiné à des salariés et représentants syndicaux à propos de la négociation d’un accord collectif pour défendre les droits susceptibles d’être remis en cause. Pour la Cour de Cassation, le salarié n’avait pas abusé de sa liberté d’expression. De la même façon, une conversation privée dans un groupe Facebook composé de quatorze personnes ne justifie pas un licenciement pour faute grave (Cass. soc. 12 septembre 2018 n° 16-11.690). Tant qu’ils ne tiennent pas des propos abusifs, les salariés sont également libres de s’exprimer au sujet de leur entreprise en dehors de celle-ci : dans une émission de télévision (Cass. Soc. 9 janvier 2002 n°99-45.875), sur un site internet « quasiment confidentiel » (Cass. Soc. 6 mai 2015 n°14-10.781) ou bien encore d’un colloque scientifique (CA Paris, 16 mars 2011 n° 09-06242). 

Nullité du licenciement en l’absence d’abus 

En l’absence d’abus, le licenciement d’un salarié fondé sur l’exercice du droit d’expression est nul (Cass. soc. 28 avr. 1988, n° 87-41.804). En effet, en cas de violation de la liberté d’expression qui est une liberté fondamentale, l’annulation du licenciement produit un effet exceptionnel : elle donne au salarié un droit à réintégration dans son emploi. On peut également signaler la protection particulière des lanceurs d’alerte dans les entreprises lorsqu’ils dénoncent un risque grave pour la santé publique ou l'environnement (L4133-5 Code du travail ; L1351-1 Code de la santé publique) ou des faits relatifs à une situation de conflit d'intérêts (art.25, Loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique). 
En définitive, les juges apprécient l’exercice de la liberté d’expression par le salarié et condamnent les employeurs qui abusent de ce motif pour sanctionner des salariés qui défendent leurs droits les plus stricts. Il est nécessaire de laisser au juge, l’appréciation de la liberté d’expression sur Internet qui dépend à la fois du support, du contexte, des interlocuteurs… Notre liberté est trop précieuse et trop fragile pour sous-traiter un contrôle aussi fondamental aux employeurs ou aux GAFAM comme l’a rappelé le Conseil Constitutionnel en censurant la Loi Avia (décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020).

 

Par Maître Françoise de Saint Sernin 

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