Peut-on transférer des données professionnelles sur sa messagerie personnelle malgré une charte éthique qui l'interdit ?
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Lorsqu’un salarié est convoqué à un entretien préalable à un licenciement, son accès à la messagerie professionnelle est généralement suspendu. Cette pratique, très répandue, a pour effet immédiat de priver l'intéressé de la possibilité de récupérer des éléments de preuve lui permettant de se défendre devant le Conseil de prud’hommes. Or, de nombreuses entreprises insèrent aujourd’hui dans leur charte informatique ou éthique des clauses interdisant strictement tout transfert de documents professionnels vers une messagerie personnelle.
Cette interdiction a conduit certains employeurs à reprocher à leurs salariés – parfois pour la première fois au moment de l’audience prud’homale – d’avoir contrevenu aux règles internes en transférant des pièces confidentielles, et à tenter de faire reconnaître cette pratique comme constitutive d’une faute grave, voire d’un abus de droit à la preuve.
Pourtant, ce débat n’est pas nouveau. Il s’inscrit dans une évolution jurisprudentielle de longue date concernant la légitimité pour le salarié de produire en justice des pièces appartenant à son employeur.
Une évolution jurisprudentielle marquée par des revirements
Depuis un célèbre arrêt de la chambre sociale de la Cour de Cassation en date du 2 décembre 1998 (n° 96-44.258), le salarié est autorisé à produire en justice des documents confidentiels de l’entreprise dès lors qu’ils sont nécessaires à l’exercice des droits de sa défense. Cette jurisprudence s'est construite autour du principe de l'équilibre entre le droit à la preuve et le respect des droits de l'employeur, notamment en matière de confidentialité des données.
Mais la chambre criminelle de la Cour de Cassation, pendant de longues années, a maintenu une ligne plus stricte, considérant que le fait de s’approprier des documents appartenant à son employeur, même dans un but probatoire, pouvait constituer un vol ou un abus de confiance. Ce conflit entre chambres a été levé en 2004 (Cass. crim., 11 mai 2004, n°03-85.521), lorsque la chambre criminelle a accepté que le salarié puisse produire des documents à condition que :
- Il y ait eu accès dans le cadre normal de ses fonctions,
- Leur production soit strictement nécessaire à l’exercice de ses droits en justice.
Les hésitations récentes : l'année 2022
La question est revenue sur le devant de la scène en 2022 avec plusieurs décisions de la chambre sociale de la Cour de Cassation (9 novembre 2022, n° 21-18.577 ; 7 décembre 2022, n° 21-11.206) exigeant que le salarié apporte la preuve que les documents professionnels, et donc appartenant à l’employeur, emportés par lui « étaient strictement nécessaires à l’exercice des droits de sa défense dans le litige qui l’opposait à son employeur à l’occasion de son licenciement ».
Cette position jurisprudentielle a conduit les avocats à conseiller à leurs clients de se montrer très prudents dans la constitution de leur dossier de défense, craignant qu’un transfert de documents puisse être interprété comme un abus du droit à la preuve.
L’arrêt du 9 avril 2025 : un tournant attendu
Dans un arrêt du 9 avril 2025 (n°24-12.055), la chambre sociale de la Cour de cassation a heureusement clarifié la situation. Il s’agissait d’une salariée qui avait transféré des informations hautement confidentielles depuis sa messagerie professionnelle sur sa messagerie personnelle en violation, non seulement de son obligation de confidentialité définie par son contrat de travail, mais des règles de sécurité informatique et de la charte éthique en vigueur dans l’entreprise qui le lui interdisaient. Au surplus, elle avait sciemment dissimulé ce transfert en supprimant toute trace.
Bien entendu, l’entreprise invoquait la violation de la charte informatique et demandait la confirmation du licenciement pour faute grave de la salariée. Or, la Cour de Cassation a rejeté cet argument. Elle a considéré, en effet, que ce qui comptait n’était pas le transfert en lui-même de la messagerie professionnelle vers la messagerie privée, mais l’usage que comptait en faire la salariée.
En effet, en cas de transmission dans un but concurrentiel la faute grave aurait été confirmé. Mais, si le but de la salariée était uniquement de se réserver des moyens de preuve dans le cadre d’un conflit du travail, il n’y avait pas de faute puisque le salarié a le droit de produire pour sa défense des documents appartenant à l’employeur.
La Cour réaffirme ainsi le principe d’un droit à la preuve effectif, précisant que ce droit peut justifier une atteinte aux droits de l’employeur, dès lors que cette atteinte est :
- Proportionnée,
- Limitée,
- Justifiée par la nécessité de se défendre.
Certes, dans le cas de l’arrêt du 9 avril 2025, la salariée avait commis des agissements fautifs, puisque les données qu’elle avait prélevées étaient hautement confidentielles et que de surcroît son réflexe, quand elle avait été prise sur le fait, avait été de les supprimer.
Toutefois, la Cour de Cassation confirmait l’arrêt d’appel qui avait non seulement considéré que la faute grave n’était pas caractérisée mais même qu’il n’y avait pas matière à licencier la salariée pour cause réelle et sérieuse, ce au regard de son ancienneté et alors qu’elle n’avait jamais été préalablement sanctionnée.
On peut donc déduire de cet arrêt que le salarié qui se contente de transférer de sa messagerie professionnelle à sa messagerie privée des documents dans la seule finalité de se défendre dans le cadre d’un conflit avec l’employeur ne sera pas sanctionné.
Une sécurité retrouvée pour les salariés
Cet arrêt vient sécuriser la situation des salariés dans un contexte où la plupart des entreprises verrouillent l’accès aux données dès la moindre tension avec un salarié. Il reconnaît un droit autonome à la constitution des preuves, dès lors que cette démarche est justifiée et raisonnable.