Pourquoi nous ne sommes pas psychiquement tous égaux ? Interview de Sabine Bataille (partie 1)

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Pourquoi nous ne sommes pas psychiquement tous égaux ? Interview de Sabine Bataille (partie 1)

Stress, fatigue ou ennui… un Français sur cinq estime mal très avoir vécu le confinement. Après une épreuve de 55 jours, Cadre Averti interroge Sabine Bataille, Sociologue du travail, Coach RH et Fondatrice du Réseau RPBO©, pour comprendre l’état d’esprit des salariés français depuis le confinement.

Cadre Averti : Un sondage réalisé par l'institut CSA pour Linkedin montre l'impact du confinement sur les salariés français. 23% des Français déclarent avoir été proche du burnout pendant le confinement, dont 46% des jeunes de 18-24 ans. Pourquoi le confinement a été plus dur à vivre pour les jeunes ? 

Sabine Bataille : 

La période que nous venons de vivre a été stressante, pour tous, et à plus d’un titre. Mais cette crise socio-sanitaire et économique sans précédent pour les jeunes générations, s’est inscrite brutalement dans notre quotidien à tous, et ce, de façon subie. Médiatisée, envahissante, contraignante et sans détour, elle nous a imposé une entrave concrète de nos libertés de mouvements, ce qui a touché plus particulièrement les jeunes très actifs dans leur vie sociale et qui pour compenser ont eu recours massivement aux réseaux sociaux (Messenger, WhatsApp…) qu’ils pratiquaient déjà intensément, alors que leurs aînés ont dû y faire face en transformant la contrainte du confinement en opportunité pour s’y mettre.

Dans le 1er cas, il y a eu « intensification-accélération » de la pratique pour compenser le lien social, mais sans système de régulation efficace par l’activité (études, cours, sorties…), alors que dans le 2nd cas, il y a eu création d’un « environnement capacitant » accélérant la nécessité d’apprentissage, confrontante certes, mais activant le circuit neuronal de la récompense (réussir à « voir » ses enfants ou petits-enfants grâce aux réseaux sociaux…). Dans les 2 cas, il y a eu dérégulation de la praxis (désigne l'activité morale de transformation du sujet agissant, chez Aristote), pour compenser/maintenir le lien social. Une terrible fracture numérique s'est révélée accélérant les inégalités sociales face au digital, avec le décrochage scolaire pour certains jeunes et le décrochage social pour leurs aînés isolés.

Au même moment, concernés par la même problématique, les employeurs et l’ensemble des institutions(faculté, école, pôle emploi, sécurité sociale, Urssaf etc…), dont de nombreux jeunes actifs dépendent, ont dû réagir rapidement pour adapter les plans de continuité d’activité aux enjeux du télétravail (maintien des examens, des déclarations, des allocations…) quand ce dernier était possible, avec toutes les contraintes de sécurité des data que cela implique. Dans l’urgence, des solutions informatiques alternatives, parfois bancales ou aléatoires, ont été trouvées, proposées, utilisées avec aisance pour certains, agacement, irritation ou découragement pour d’autres. Sur ce point, les 18-24 ans ont été plus agiles, mais sur-consommateurs, sans mesure préventive de déconnexion que pratiquent mieux leurs aînés alertés par les risques de l’hyper-connexion et de la charge mentale en entreprise.

Enfin, la sémantique utilisée dans les médias dès le début du confinement, avec ses termes de guerre et d’ennemi contre lequel on ne doit se battre qu’en restant chez soi, rythmée quotidiennement et à heure fixe, par un rituel médiatique égrenant le nombre de victimes décédées dans l’isolement, a réveillé l’archétype de la grande faucheuse habillée en noir dans nos imaginaires collectifs, alourdissant un terreau déjà socialement très anxiogène.

Pour finir, les jeunes de 18-24 ans, sans référence de la guerre, autre que par le récit généalogique de leurs grands-parents, de leurs manuels d’histoire ou de leurs jeux vidéo, n’ont jamais été confrontés concrètement à ce qui n’est pour eux, encore aujourd’hui, qu’une représentation sociale. Ainsi, comme toute représentation subjective inscrite dans une situation inhabituelle et sans visibilité, nouvelle et extraordinaire, comme l’a été cette période de 55 jours, cela a mis en exergue des mécanismes de défense individuel pour conserver un équilibre (qu’il soit économique, physique, émotionnel ou psychique…). C’est bien le premier mécanisme du stress : chercher à s’adapter à une situation nouvelle. Cette phase dépend des ressources de chacun face à l’adversité en fonction de sa personnalité, de son milieu et de ses conditions sociales.

Cadre Averti : Cocktail « Distanciation physique » + « Etouffement social » = DANGER ?

Sabine Bataille : 

Lors du confinement, c’est notre rapport à l’espace qui a été chamboulé, car à moins d’avoir une vie intérieure riche (en imagination et re-création ludique de soi), notre foyer, cet espace intime (dans lequel on pouvait mettre au repos notre « garde-à-vous social »), s’est transformé, le temps du confinement, en espace de quarantaine sociale troublante pour les personnes habitant paradoxalement dans des cocons-douillets. Il est passé de simplement « ressourçant », à « protecteur », faisant monter d’un cran le sentiment de danger extérieur avant d’atteindre le degré d’étouffement social. 

Or, on sait que le regard social chez les jeunes est très important, car c’est un marqueur de leur identité en devenir. C’est par cette apparente-appartenance sociale qu’ils trouvent leur place dans un groupe ou une équipe, qui en échange de leurs marqueurs sociaux, les reconnait comme un des leurs, dans une logique d’appartenance. Avec le confinement, ces codes ont été paradoxalement floutés par la distanciation physique et matérielle, et ont nécessité un travail de mise en scène via les réseaux sociaux utilisés pour (re)trouver sa place sociale.

Ce confinement ayant un impact sur notre identité professionnelle s’apparente à la « lutte des places » dans laquelle les stratégies comportementales doivent s’aligner pour atteindre un but de reconnaissance identitaire ou de statut. L’identité professionnelle, mise à mal par le confinement, a dû chercher une autre stratégie pour continuer à s’affirmer socialement au regard des autres. Les tensions sociales peuvent alors s’être infiltrées dans notre espace privé jusque-là préservé. Le travail a changé d’espace en modifiant les codes sociaux et les contours. Un vrai casse-tête pour les DRH. Le risque psychosocial est que les tensions persistent. C’est là-dessus que les DRH doivet être vigilants aujourd’hui.

Cadre Averti : Pourquoi nous ne réagissons pas tous pareil face au confinement et au déconfinement ?

Sabine Bataille : 

Si l’être humain a parfois besoin de vide pour combler ou créer, il a aussi et surtout besoin d’espace pour se renouveler et se réinventer. Certains professionnels tels que les profils intellectuels ressentent positivement les effets du confinement (écrivain, chercheur, consultant, formateur…) qui leur laisse (enfin) du temps qualitatif et réflexif, protégé des dérangements intempestifs, pour mener à bien leurs dossiers de fond (ingénierie pédagogique, innovation conceptuelle…). D’autres se sont lancés dans des activités comme le grand-ménage de printemps, le jogging, l’entretien du jardin ou les promenades canines, alors qu’en temps normal, le temps consacré à ces activités étaient reléguées aux tâches contraignantes ou de secondes zones.

La distanciation sociale en tant que telle peut être appréciée (et même être bénéfique) après une trop longue période chronique de stress et/ou de surproduction intellectuelle. Pour les profils de tempérament introverti, discret, rêveur ou créatif, habitués à pratiquer ces moments de repli social, ces moments suspendus dans le temps leur permettant de se ressourcer et de se régénérer, leur auront fait d’apprécier leur environnement dans une temporalité suspendue qui leur convient mieux que celle de l’urgence et de la sur-efficience chronique qu’ils disent ressentir en temps normal. En outre, la distanciation sociale, on l’a vu précédemment, peut se combler aisément avec d’autres typologies d’interactions (téléphone, internet, groupe de discussion…). Le virtuel a le mérite d’apporter de la créativité dans nos relations à condition de vouloir les entretenir.

Mais c’est la distanciation physique qui est beaucoup plus problématique, car l’ensemble des êtres vivants a besoin de contacts physiques, affectifs réguliers pour satisfaire nos besoins de sécurité et d’attachement (Bowlby, 1969). Si, selon Sartre, l’enfer c’est les autres, autrui détient aussi l’antidote pour bien vivre nos affects internes à travers des interactions de qualité. Ainsi, il devient indispensable, dans une société de penser aussi le « Soi-même, comme un autre » (Paul Ricoeur, 1990), car cela interroge notre rapport de soi à l’autre, fortement troublé en cette période de confinement-déconfinement, fragile et solide comme la soie.

Cadre Averti : Dans vos travaux vous parlez d’anxiété anticipatoire collective et d’agilité compensatrice. Pouvez-vous nous expliquer comment ces phénomènes interagissent et comment les surmonter ?   

Sabine Bataille : 

Nous avons tous dû modifier nos habitudes sociales d’abord, puis techniques et professionnelles ensuite. Tenus d'être adaptables et agiles sous pression, nos irritations, agacements et sources d’anxiété se sont s’entremêlés les unes avec les autres. L’anxiété anticipatoire s’est installée chez tout le monde à différents niveaux et degrés de supportabilité. Il y a pu y avoir des tensions en nous, mais aussi, dans les couples et les familles, dans des foyers normalement harmonieux.

Chacun a cherché à s’adapter au contexte anxiogène. Avant d’être défini comme pathologique, le stress est avant tout comportemental et c’est ce qui peut aussi nous alerter (un changement de comportement, un repli sur soi, des émotions qui se manifestent, trouver refuge dans une addiction…), car on peut le percevoir chez les membres de sa famille avec lesquels on est confiné. Plus difficile à repérer chez les personnes isolées. C’est ce qu’on appelle les stratégies de coping (Lazarus, Folkman, 1984) ou stratégie d’ajustement (Dantchev, 1989). Ces stratégies sont personnelles, individuelles et inscrites dans le social car elles sont « l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux destinés à maîtriser, réduire ou tolérer les exigences internes ou externes qui menacent ou dépassent les ressources d’un individu ». 

Auteure du livre « Se reconstruire après un burnout » aux Editions Dunod, Sabine Bataille est Sociologue du travail et Coach RH, Fondatrice du Réseau RPBO©, réseau des professionnels spécialisés dans l’après burnout. Ses travaux de recherche ont reçu le 1er prix du Comité Scientifique de l’Anact et de l’Université Dauphine pour le développement du management et de l’innovation sociale en entreprise.  

Retrouvez la première interview de Sabine Bataille pour Cadre Averti : « Se reconstruire après un burnout »

 


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