La liberté d’expression des salariés et ses limites

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La liberté d’expression des salariés et ses limites

La Cour de justice européenne (CEDH) rappelle le 20 février 2024 que la liberté d’expression est une liberté fondamentale y compris au travail et en précise les limites, ce de façon en tous points conforme à la jurisprudence de la Cour de Cassation, comme le commente Cadre Averti.

Le principe : liberté d’expression au travail

L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789 et l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme garantissent le droit à la liberté d’expression qui comprend « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorité publique et sans considération de frontière. » La liberté d’expression constitue ainsi l’un des fondements essentiels de « l’épanouissement de chacun ».

Les limites admises à la liberté d’expression ?

La liberté d’expression est garantie mais elle n’est pas absolue et des limites sont nécessaires afin d’assurer le respect de l’ordre public.

Au sein de l’entreprise, la liberté d’expression se concilie bien évidemment avec l’obligation de loyauté inhérente au contrat de travail du salarié qui se manifeste par un devoir de réserve, une obligation de discrétion et de non-concurrence envers son employeur.

En effet, selon l’adage « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres », toute liberté ne peut être entièrement satisfaite.

L’article 1121-1 du Code du Travail pose le principe essentiel selon lequel « nul ne peut apporter au droit des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnées au but recherché ».

Quand y a-t-il abus de la liberté d’expression selon la CEDH ?

La Cour de Strasbourg se prononce sur le cas d’un ingénieur informatique turc, qui avait été licencié pour abus de la liberté d’expression au motif qu’il avait adressé depuis sa messagerie professionnelle un courriel au personnel des ressources humaines dans lequel il critiquait les pratiques managériales du Président du Conseil d’administration et reprochait à ce dernier sur un ton sarcastique d’être distant avec ses employés, d’avoir supprimé des aides financières, d’exercer un style de management autoritaire ou encore de faire preuve de favoritisme dans le recrutement.

Son licenciement, au motif que le courriel adressé « dépassait les limites de la critique admissible et avait perturbé l’ordre et la tranquillité du lieu travail » était confirmé par les juridictions locales.

Le salarié réclamait devant la CEDH l’annulation de son licenciement pour violation de sa liberté d’expression.

Il obtenait gain de cause au motif que l’employeur « n’avait pas procédé à un examen approfondi de la teneur et des conséquences dommageables qu’un tel message avait pu produire, avant d’envisager une quelconque sanction. »

Les éléments que doit prendre en compte l’employeur avant de sanctionner un salarié pour abus de la liberté d’expression.

La CEDH, dans sa décision du 20 février 2024 (n°48340/20), les énumère de la façon suivante.

  • Le contexte dans lequel ont été tenu les propos. En l’occurrence, le salarié dénonçait la suppression de certains avantages, ce dont il s’était déjà plaint. Les juridictions turques auraient dû prendre en compte « les litiges survenus entre le requérant et l’employeur ».
  • La teneur des propos. Il faut distinguer les critiques « acerbes » ou commises dans un « langage sarcastique », du moment qu’il n’y a pas emploi de termes injurieux ou grossiers.
  • L’impact du courrier litigieux. En l’occurrence, le courriel avait été adressé uniquement au service RH de l’entreprise, n’avait pas été diffusé au public ou partager avec d’autres salariés. Par ailleurs, l’employeur n’apportait pas d’élément montrant que le courrier avait provoqué des conséquences dommageables pour l’entreprise.
  • La proportionnalité de la sanction: l’employeur turc a d’emblée imposé à l’ingénieur informaticien la sanction maximale applicable, à savoir le licenciement disciplinaire, sans envisager d’adopter une sanction plus légère pour respecter « un juste équilibre » entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression d’une part et le droit de son employeur de protéger ses intérêts légitimes, d’autre part …

Violation de la liberté d’expression : pour la Cour de Cassation, les critères sont les mêmes

« Un salarié a ainsi le droit d’exprimer son opinion concernant son employeur mais de façon pondérée et constructive, sous peine de sanction disciplinaire » (Cassation sociale, 11 avril 2018, n°16-18.590). S’il commet un abus de sa liberté d’expression, y compris sur internet, le salarié peut faire l’objet de sanctions pouvant aller jusqu’au licenciement pour faute grave.

Selon une décision du 11 octobre 2023 (22-15.138), une salariée qui avait tout perdu devant le Conseil de Prud’hommes et la Cour d’Appel obtient gain de cause devant la haute juridiction sur les deux points suivants :

  • Alors qu’elle invectivait son président, se comparant à l’épouse de ce dernier qui ne travaillait pas, pour obtenir des congés payés contraires à l’accord d’entreprise intervenu, et que de guerre lasse, il cédait, elle le remerciait de la façon suivante :

- « dans la mesure où j’ai pu, malgré de grandes réticences et incompréhensions, prendre mes congés, je considère que l’incident est clos. »

La lettre de licenciement dénonçant l’abus de la liberté d’expression, la Cour de Cassation reproche à la Cour d’Appel de n’avoir pas « caractérisé en quoi les propos tenus par la salariée comportaient des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs ».

  • Par ailleurs, l’employeur affirmait également, dans la lettre de licenciement que les accusations de harcèlement et de discrimination formulées par la salariée n’étaient pas fondées puisqu’elle avait reconnu qu’elles ne reposaient que sur un « sentiment » et une « sensation ».

Or, faute pour l’employeur d’apporter la preuve de la mauvaise foi de la salariée, le licenciement devait être annulé, quelle que soit la pertinence des autres motifs invoqués.

Pas d’abus de la liberté d’expression pour des messages racistes, mais privés

Il s’agit là d’une décision récente de la Cour de Cassation, du 6 mars 2024 (n°2211.016) concernant des messages racistes dans le cadre d’échanges privés à l’intérieur d’un groupe de personnes, qui n’avaient pas vocation à devenir publics et n’avaient été connus par l’employeur que suite à une erreur d’envoi de l’un des destinataires. Par ailleurs, il n’y avait pas eu d’incidence au sein de l’entreprise.

En conséquence, l’arrêt de la Cour d’Appel, qui avait annulé le licenciement au motif que les messages litigieux, même racistes, relevaient de la vie personnelle du salarié, est confirmé.


À propos de Cadre Averti

Conçu par Françoise de Saint Sernin, avocate spécialisée dans la défense des intérêts des cadres et dirigeants au sein du cabinet saintsernin-avocats.fr, Cadre Averti a pour ambition de répondre aux premières interrogations de salariés confrontés à un aléa de carrière. Ce site propose ainsi un grand nombre de fiches techniques permettant immédiatement de comprendre les enjeux d’un dossier et de se repérer dans le maquis des textes.

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